Anges de cimetières
Pour autant que je puisse remonter dans mes souvenirs de la petite enfance, j’ai toujours subit une étrange attirance pour les cimetières. Il y a bien sûr l’intérêt pour tout ce qui est bizarre, mystérieux ou simplement un peu inhabituel. Mais réaliser à l’occasion qu’on est né un beau jour pour finir par mourir un autre est pour le moins choquant, voire incompréhensible. Surtout pour finir par reposer sous la dalle d’une quelconque sépulture le long des allées d’une grande nécropole de la banlieue où les concessions s’alignent comme les véhicules dans un quelconque parking souterrain d’une lointaine banlieue de la capitale. Même si celle-ci est la ville lumière attirant depuis le bout du monde des hordes de touristes japonais venant rendre hommage au mirage parisien de la capitale.
Or, tout enfant se doit de passer par ce stade inévitable. Après son arrivée au monde le nouveau-né qui ne se prend pas encore pour un égo baigne dans la joie et la satisfaction absolue. Du moins s’il n’est pas confronté au manque de nourriture physique (par pitié me laissez pas crever la gueule ouverte !) et émotionnel (aimez-moi, intéressez vous à moi, faites moi des risettes et des papouilles!). Enfin il y a la douleur et l’inconfort d’une couche humide ou la gêne d’une épingle à nourrice piquée dans une partie tendre et charnue …
Ne se prenant pas encore, par mégarde, pour un corps biologique périssable il se ressent comme éternel mais sans le formuler ou le justifier avec des affirmations péremptoires. En cet âge d’innocence il jouit pleinement de son être et n’en demande pas plus. Comme on sait ça ne saurait durer et bientôt, en découvrant son corps il va s’apercevoir très vite qu’il en est dépendant et que ses membres peuvent le faire souffrir. Je parle pour le corps physique, mais son âme, un peu plus subtile quoique tout aussi matérielle commence aussi à lui compliquer la vie et à lui faire problème ce qui est une excellente nouvelle pour les psychiatres qui ont grand besoin de gagner leur vie pour eux-mêmes et leur progéniture.
Mais j’en reviens aux cimetières. Après le décès de ma grand-mère retrouvée raide morte parmi les fleurs de pissenlit qui transformaient le jardin familial en un tapis d’un jaune merveilleux, assisté par Nono, le fils du ferrailleur qui était notre voisin immédiat, j’ai découvert la disparition brutale d’une personne qui pour moi était éternelle puisque je l’avais toujours connue. Pour mon grand-père également qui se retrouvait veuf sans l’avoir prévu. Dans la foulée j’ai eu affaire aux émotions des grandes personnes. J’avais six ans et je ne savais trop que penser ni même que ressentir. Aux alentours les adultes jouaient leur rôle de façon plus ou moins convenue, plus ou moins spontanée. Même si leur chagrin était réel, celui-ci s’exprimait selon des modalités bienséantes et de bon ton. La comédie humaine déployait son répertoire et ses conventions. Et le corbillard communal traîné par des chevaux cahotait en grinçant sur le chemin non goudronné qui conduisait au petit cimetière familier, à deux pas de la vie ordinaire.
Ce lieu un peu à l’écart était cependant pour moi plus ou moins magique avec son ambiance troublante de mystère campagnard. D’abord c’était fleuri, et silencieux, même si les bruits du quotidien franchissaient sans problème le mur d’enceinte, pas très haut et dominé par les modestes collines des environs. Et puis il y avait les sépultures. Certaines très sobres, souvent vétustes et menacées de naufrage quand leur dalle brisée chavirait par manque de fondations sur des profondeurs obscures. D’autres étaient plus imposantes, en granit massif avec une grande croix et des inscriptions gravées en lettres dorées célébrant la mémoire d’un petit notable local. D’autres enfin étaient de simples chapelles d’un gothique attardé où s’abritait un autel réduit au minimum. Et les anges dans tout ça ? Absents ou partis ailleurs ils avaient laissé un seul des leurs pour monter la garde et prouver qu’ils n’étaient pas qu’une légende.
C’est donc avec espoir que je me rendis plus tard dans de plus vastes nécropoles. Par exemple au Père Lachaise haut-lieu parisien ou reposent des célébrités historiques. Ou au cimetière Notre-Dame de Versailles où les puissants du 19ème siècle ont tenu à faire ériger des monuments dignes de leur gloire posthume en toute simplicité. Les travaux étaient réalisés, sinon pour l’éternité qui est vraiment très longue mais au moins dans le cadre d’une concession à perpétuité digne des hauts faits d’une existence vouée au Service Publique et à la Sauvegarde des Valeurs Eternelles qui ont fait la gloire de la France avant la Grande Guerre.
Dans ces lieux de plus haute volée je vis enfin des anges. Comme on pouvait s’y attendre je constatai d’emblée que la plus grande diversité s’exprimait dans les conceptions créatives des sculpteurs. Comme pour les monuments aux morts qui vont de la simple croix surmontant une liste de noms avec des dates d’entrée et de sortie de scène, à des réalisations grandioses ou des personnages héroïques miment les scènes les plus sublimes. Poilus fauchés en pleine gloire par la rafale ennemie, veuves courbées sur leur époux inanimé, mais nobles comme la Piéta de Michel-Ange. Guerrières farouche au sein dénudé prêtes à venger l’affront. Coqs aux ailes déployées lançant des cocoricos exaltés. Orphelins pleurant leur géniteur abattu dans la fleur de l’âge par le monstre hideux et teutonique (ou Gaulois si en allant vers l’est on franchit le Rhin pour entrer chez l’Autre, celui d’en face, le fourbe, le lâche, l’ignoble, l’inqualifiable…celui dont il faut transpercer les entrailles avec sa baïonnette !) .
Donc, disais-je, chez les anges régnait la même diversité, le même enthousiasme créatif, le même délire formel. Ainsi des anges se tenaient hiératiques dans de nobles postures, leurs silhouettes élancées sculptées dans la pierre ou coulées dans le bronze gardant avec noblesse l’accès de l’au-delà. A l’opposé, il y en avait d’autres qui dans un élan héroïque se contorsionnaient dans des postures improbables exprimant douleur ou désespoir. A la limite du déséquilibre et de la prouesse technique. Car enfin une statue est faite pour durer, à tout jamais dans le meilleur des cas et prouver que la mort n’aura pas le dernier mot. Certains anges d’ailleurs figuraient l’âme du défunt s’échappant de son manteau de chair, délivrée de son humaine pesanteur.
Mais les anges ont un sexe ou tout en moins en conservent les apparences. Ainsi des créatures voluptueuses plus qu’il n’est convenable en ces lieux se tordaient pâmées et presque offertes. D’autres étaient plus rêveuses mais non moins sensuelles et pour faire bonne mesure et n’oublier personnes on allait jusqu’à figurer ceux qui nous ont quittés si vite qu’ils ont eu à peine le temps de naître avant d’être fauchés. Ainsi les nourrissons étaient fréquemment représentés, munis de leurs ailes comme il se doit, mais des ailes juvéniles à peine sorties de l’œuf et pleines du frémissement de ce qui éclot. Ces ailes repliées autour du corps en un tendre ovale pouvant d’ailleurs évoquer les grandes lèvres d’une vulve les protégeant avant de les expulser vers ce monde hostile prêt à les anéantir.
Tout est donc présent dans ces lieux de mémoire, comme si toute la mémoire et les passions du monde devaient y figurer. Il y a des solitaires, hommes ou femmes, des couples souvent jeunes, mais pas toujours, des vieillards usés jusqu’à la corde et même des squelettes décharnés drapés dans des suaires en lambeaux. En général c’est très réaliste et même scrupuleusement anatomique, parfois idéalisé mais aussi dans d’autres cas poussé jusqu’à l’outrance.
Enfin on en trouve partout dans l’hexagone et tout autour. En Allemagne, en Italie et en Angleterre, en Bretagne et chez les Gascons. Au père Lachaise et dans de petits villages de la France la plus profonde. Alors bonnes excursions. Bonnes promenades méditatives dans ces enclos du souvenir. Et si vous faites des photos, bien qu’en principe ce soit interdit vous pouvez m’en envoyer pour enrichir ma documentation personnelle Et surtout portez-vous bien en attendant (et surtout n’oubliez pas de mettre votre laine car le fond de l’air est frais depuis quelques jours).
Le Chesnay le 23 décembre 2018
Copyright Christian Lepère
"La leçon de philosophie" - gravure à l'eau-forte de Christian Lepère - imprimée sur papier Arches - format demi-Jésus - 1974
Après cet instant de repos éternel
nous reviendrons à la joyeuse agitation du quotidien
qui nous cerne de toutes parts
et à perte de
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