C’est un peu prématurément que j’ai parlé du cubisme. J’aimerais maintenant revenir à Cézanne qui a été le grand précurseur de cette révolution. Donc Cézanne
peignait, laborieusement, des sujets divers et petit à petit il vit sa vision se transformer. Jusque là rien que de bien connu. Mais où je suis un peu surpris c’est qu’on le considère, malgré ses
lacunes comme un peintre d’exception. En un mot un génie. Et voilà le mot lâché car à partir de là l’esprit critique disparaît pour laisser place à la croyance béate et émerveillée. Comment oser
critiquer un génie puisqu’il est hors norme, miraculeux et intouchable?
Or la réalité est plus complexe et à
certains égards plus plate. Peindre des sacs de pomme de terre est le droit le plus strict de tout artiste mais les appeler ensuite pompeusement « Grandes baigneuses » relève d’un
dérapage sémantique discutable. S’agit-il de naïveté? Peut-être mais dans ce cas pas de celle plutôt sympathique d’un douanier Rousseau gentiment déjanté. Car ce dernier nous entraîne dans
l’exploration de jungles profondes et mystérieuses où règnent l’émerveillement et le mystère. Or ici il s’agit simplement de la méprise de celui qui fait fi de ses lacunes et étale sa maladresse
avec complaisance. Quel qu’ait pu être par ailleurs son apport à l’évolution de l’art, Cézanne avait aussi des défauts et des faiblesses. Vouloir tout réunir dans un seul sac sur lequel on appose
l’étiquette génie relève d’une simplification tout à fait abusive. C’est dans l’optique enfantine qu’il y a les bons et les méchants ou aux yeux de l’adolescence pour qui une chose ne peut être
que géniale ou nulle. Mais je ne doute pas que l’honnête lecteur ait un peu grandi depuis.
"L'enlèvement des Sabines" - huile sur toile - 100 x 81 cm
HISTOIRE D’UN NAUFRAGE (suite)
Installations
Je voudrais maintenant m’excuser auprès
de l’honnête lecteur qui pourrait croire que je méprise l’art de l’installation. Il n’en est rien car celui-ci a fait ses preuves depuis les temps les plus immémoriaux. En effet, que fait le
petit artisan sur la place du marché? Disposant avec art ses poteries ou ses pipes en terre, il va dès l’aube et si il a un peu de goût choisir le tissus adéquat, le support indispensable,
peut-être même l’éclairage qui vont mettre en valeur sa production, exalter les pièces maîtresses, guider le regard et créer chez le chaland l’envie de s’offrir l’objet qui va compléter sa
collection
Les vitrines de Noël réchauffent la nuit des grands boulevards en attirant les petits. Le traiteur décore le salon où va se dérouler un repas de mariage. Tendre des guirlandes et allumer
des bougies sont des actions de base de l’installation.
Non, ce qui m’attriste et me fait
douter c’est ce que l’on peut découvrir dans les musées les plus officiels et les plus prestigieux sous couvert de modernité. A savoir, par exemple, deux chaises en bois posées sur une estrade
(ce qui est leur droit le plus strict) mais accompagnées d’un texte qui va nous éclairer sur le sens sous-jacent et cependant pérenne dont l’auteur, autodidacte mais engagé sociologiquement dans
la contestation post-moderne de la notion d’appartenance à une classe de possédants prolétarisés issue des mouvances de la contestation marxiste tendance Groucho va tenter de justifier pour
l’édification d’un vain peuple qui ne lui a rien demandé.
Tentons de préciser le message :
s’agit-il de dénoncer l’angoisse existentielle de celui qui est assis entre deux chaises ou ne s’agirait-il pas plutôt de la frustration de l’ego qui ne saurait se contenter d’une seule et
chez qui la vue de la seconde va éveiller des pulsions suicidaires anti-sociales? A moins que l’appropriation ludique d’un espace muséal pérennisé ne soit un antidote contre la morosité de la
personne sociétale dont l’épanouissement différé par les aléas conjoncturels ne puisse se réaliser que par le truchement d’un artifice culturel issu d’une idéologie post soixanthuitarde?
« Comme t-y veux t’y choises » comme dirait mon copain Ahmed qui lui n’est pas totalement dénué de bon sens.
"Lutte contre le phyloxéra" - huile sur
toile - 46 x 38 cm
HISTOIRE D’un NAUFRAGE (suite)
Cubisme
Donc l’art se fit abstrait, non sans
avoir d’abord passé tout le figuratif à la moulinette du cubisme. Coup de génie que l’invention du cubisme dont un certain Picasso s’empara sans vergogne. Enfin on pouvait par un moyen simple
chambouler la vision du monde et épater le bourgeois. Que demander de plus? Il suffisait de remplacer toute ligne droite ou courbe par une succession d’angles de valeurs diverses et de morceler
toute surface simple en un morcellement de facettes. Pratique, non?
Bien sûr la mosaïque existait du temps des romains mais ces derniers, plus nature qu’il n’y parait
n’avaient pas compris qu’on pouvait en tirer un effet pictural débouchant sur la création d’un style révolutionnaire.
Comme il se doit il fallut justifier
cette audacieuse démarche auprès de la critique et des intellectuels. Qu’à cela ne tienne on allait leur concocter quelque théorie sur mesure.
Veuillez m’excuser de cet aparté mais
en tant que professeur ayant enseigné les arts plastiques je me sens parfaitement capable de défendre longuement et véhémentement, preuves à l’appui, avec toutes les références historiques
nécessaires ainsi que les arguments philosophiques adéquats n’importe quelle élucubration d’artiste contemporain pratiquant le noble art de l’installation. Mais il se peut que j’aie l’esprit
mercantile et que mes motivations soient d’un ordre pratique alors que d’autres feraient cela avec la plus parfaite sincérité. Peut-être même iraient-ils jusqu’à y croire car la crédulité humaine
est un océan sans fond ni limites connues.
Mais ne soyons pas si pessimistes, certains ont su faire, malgré tout un usage judicieux du cubisme. Je pense ici à Tamara de Lempicka dont les œuvres fortes et sensuelles ont bénéficié d’une
simplification géométrique modérée sans sombrer dans la sécheresse ou l’artifice. Mais les exemples de cette qualité restent assez exceptionnels.
"L'attaque de la diligence" - huile sur toile - 65 x
54 cm
HISTOIRE D’UN
NAUFRAGE
APERCUS SUR L’EVOLUTION DE L’ART MODERNE
Mais quelle mouche les a donc piqués?
Jusqu’à la fin du 19° siècle les artistes, même les plus imbus de leur personne, ce qui est assez fréquent, tenaient pour admis qu’en art tout est question de beauté et d’harmonie. La laideur
n’entrait pas dans leurs projets et si par mégarde ils commettaient des fautes de goût, cela leur était reproché vertement. Ceci dit le conformisme les menaçait et innover comportait le risque de
n’être pas compris.
Dans une période de progrès
scientifique et technique chaotique et hasardeuse où tout était remis en question, il était tentant de s’insurger pour se lancer dans la recherche et l’innovation. Devant cet état de fait et
entraînés par le mouvement les artistes se sentirent donc tenus de devenir révolutionnaires et géniaux.
Le génie autoproclamé est une
excellente solution pour qui veut n’en faire qu’à sa tête. Plus de règles contraignantes, plus de traditions désuètes, on peut enfin affirmer sa différence. « Comment ça ne vous plaît pas?
Sachez, Monsieur que je l’ai fait exprès, délibérément guidé par une intuition infaillible. » Point final. A partir de là tout devient possible. L’ennui est qu’ensuite le génie va s’opposer
à d’autres génies dont la sensibilité et les projets diffèrent quelque peu des siens. Et nous voilà, bien avant Mai 1968, devant l’inextricable fouillis du début du 20° siècle. Malgré tout un fil
conducteur apparaissait. Tout ou presque ayant déjà été tenté depuis Lascaux dans le domaine de la construction positive, il ne restait plus pour innover qu’à se tourner vers le contraire :
démonter supprimer, simplifier à outrance et, bien sûr, le fin du fin, tourner en dérision. Et c’est ce qui fut fait pour le meilleur et pour le pire.
Pour le meilleur d’abord parce que ,
bien sûr, tout ce qui n’évolue pas se sclérose et que la révolte de la jeunesse, même maladroite, permet de dissoudre les raideurs et l’ankylose de ceux qui se sont enfermés dans une forme
ou une autre d’académisme. Précisons qu’il ne faut pas oublier d’appliquer le même traitement aux abstraits et aux conceptuels qui radotent indéfiniment leurs trouvailles de jeunesse et sont à ce
titre encore plus redoutables que les peintres officiels plaisamment appelés pompiers et dont certains, malgré les conventions n’étaient pas totalement dénués de talent, même si ils
n’arrivaient pas à sortir de leurs ornières.
Pour le pire également parce qu’en
l’absence de gardes fous, rares sont ceux qui ne se laissent pas entraîner par un enthousiasme excessif pour la facilité. En l’absence de contraintes, on a vite fait de se contenter de peu,
tandis que la pente de la surenchère entraîne bien vite à tenter n’importe quoi, ne serait-ce que pour ne pas être dépassé.
On comprend maintenant pourquoi les
artistes géniaux et révolutionnaires se sont lancés à qui mieux mieux à la recherche de records à battre. A grands coups de « T’es pas cap!… » ils n’ont cessé de vouloir se montrer plus
audacieux que leurs rivaux. J’ai bien dit rivaux, car il était loin désormais le temps où les artistes apprenaient de leurs aînés qu’ils respectaient, les bases nécessaires à l’élaboration
de toute réalisation un peu sérieuse.
Non, désormais le génie pouvait se
déployer sans frein ni loi. Ni Dieu, ni maître. De toute façon je suis le meilleur et je vais bien le prouver à tous ces attardés.
Bref la porte était grande ouverte pour toutes les dérives. On connaît hélas la suite, car sous ses dehors novateurs l’art moderne s’est révélé très vite
castrateur. Tout ou presque ayant déjà été expérimenté, il ne restait plus qu’à régresser en interdisant progressivement tout ce qui avait été patiemment découvert au fil des siècles et des
styles qui s’étaient tout naturellement succédés.
C’est donc ce qui fut fait. D’abord on
commença par jugers périmés les sujets traditionnels, généralement religieux. L’art pur devait se passer de tout sujet anecdotique dont l’intérêt propre risquait de faire oublier le travail
pictural proprement dit. A la rigueur on pouvait tolérer quelques pommes dans un compotier car cela ne passionne pas outre mesure une personne de constitution courante. Mais l’interdit allait
nous mener tout droit à la suppression de toute représentation, fût-elle simplement suggérée dans la brume d’un bienveillant flou artistique. Dès lors figurer la moindre chose concrète devenait
ringard et se référer au monde des apparences, qui est pourtant celui dans lequel notre vie se déroule relevait de l’aliénation la plus insupportable aux conventions bourgeoises.
"Les faubourgs de Babel" - huile sur toile - 100 x 81 cm
LES FAUSSES LOIS DU
MENTAL
Un jour un événement nous a
bouleversé. Inattendu, terrible ou traumatisant il nous a marqué au fer rouge et à partir de cet instant toute situation rappelant au subconscient le choc d’origine va déclencher des réactions en
chaîne stéréotypées et en général parfaitement injustifiées.
Tout va se passer comme si nous étions sur des rails et que rien ne pouvait nous en faire
dévier. Il suffit d’observer un peu ses semblables pour constater à longueur de journée le caractère certain et répétitif de beaucoup de leurs réactions. De l’extérieur elles paraissent absurdes,
des bizarreries, mais pour l’intéressé elles ont la force de l’évidence.
Dans ce domaine comme dans bien
d’autres les similitudes entre l’ordinateur et nous sont flagrantes. Certes la machine n’est pas biologique et dotée d’émotivité. Elle peut donc de ce fait rester neutre et impartiale. Il
n’empêche qu’elle est pourvue de mémoire et que certaines actions de notre part ou certaines influences extérieures peuvent créer des programmations « accidentelles ». Semblables à
des virus imposant leurs propres séquences, des souvenirs vont se créer, s’enregistrer et déclencher des suites non prévues au programme…Quiconque a bricolé sur Photoshop
verra à quoi il peut être fait allusion. La machine strictement mécanique, donc prévisible peut à partir d’un certain degré de complexité et de sophistication
« s’emmêler les pinceaux ». Des logiciels vont entrer en conflit ou par un effet de redondance provoquer de l’inattendu. La miniaturisation de plus en plus performante y contribue
également, des actions infimes suffisant à déclencher des dérapages aventureux. Ainsi la chaleur ou l’humidité d’un doigt sur un écran peut faire ce que la volonté consciente n’a pas souhaité. Or
l’homme est infiniment plus complexe que les ordinateurs actuels et les possibilités de liaisons inattendues sont chez lui beaucoup plus nombreuses et complexes. Comme en plus il est doté
de subjectivité affective, il n’y a pas à chercher plus loin pour comprendre l’état actuel de la planète. Chaotique à souhait, imprévisible et absurde d’un point de vue logique et
rationnel.
Et pourtant on subodore bien que
l’infinie précision du monde matériel ne laisse nulle part au hasard. Ainsi l’inextricable enchevêtrement des événements se produisant dans le monde produit toute sorte de prolongements fous et
imprévisibles, bien qu’en toute logique les résultats les plus improbables soient programmés depuis toujours et ne puissent de ce fait être évités. Mais dans la vie courante et selon notre
appréciation tout se passe comme si nous étions libres et autonomes, capables d’agir en imposant notre volonté…Et c’est là que gît l’illusion fondamentale de notre
humanité.
"Travailleurs, travailleuses..." - huile sur toile - 100 x 81 cm
CES PREJUGES QUI NOUS TIENNENT
CHAUD
Dés qu’un enfant vient au monde, ses géniteurs et ses proches commencent à lui
transmettre les valeurs qu’ils jugent essentielles. C’est souvent fait de façon tacite et naturelle, mais c’est parfois aussi un endoctrinement massif. C’est selon les us et coutumes de
l’endroit. Avide de sécurité l’enfant va tout gober. Enfer, paradis et purgatoire compris à moins que les houris ne l’attendent plus tard au septième ciel ou que des divinités courroucées
n’entreprennent de le tourmenter après son trépas.
L’âme humaine est infiniment fragile et pour se rassurer elle a besoin de
croire.
Nous voici d’emblée au cœur du problème : besoin de croire parce qu’avec
nos modestes moyens nous nous sentons dépassés. Alors autant faire confiance aux autres, aux vieux, aux anciens, à ceux qui ont fait 14…
En général la manœuvre porte ses fruits pendant un certain temps et voici un
jeune rassuré parce qu’il est catholique fervent, bon musulman ou athée convaincu, car l’athéisme est aussi une croyance tout aussi peu étayée que les autres. Mais elle
permet au moins de cesser de se poser des questions gênantes sans surtout remettre en cause nos sacro saints
préjugés.
Un préjugé est une chose abominable, tout philosophe sérieux vous le confirmera
et une existence reposant sur de tels faux semblants risque d’être, assez vaine. Alors, mort aux préjugés, tranchons, élaguons, piétinons et que nul n’en réchappe.
Voilà en tout cas la réaction normale, un peu adolescente cependant, donc
nécessairement excessive. Le premier instant d’enthousiasme passé il se peut que la manœuvre paraisse douteuse dans son aspect systématique…
Car après tout le préjugé n’a qu’un seul tort, celui de ne pas avoir été
confirmé par une expérience probante. Certes cela parait difficile pour le septième ciel dont les délices ne sauraient nous être révélés qu’après la fin de notre modeste personne physique. Le
doute va donc subsister.
Mais enfin n’y aurait-il donc aucun moyen d’arriver à des certitudes de base,
en mettant de côté tout le folklore, anges radieux et démons cornus compris ?
J’aimerais maintenant faire une distinction entre croyance et certitude. La
croyance, c’est bien connu ne saurait être totalement satisfaisante, car, reposant sur un consensus social elle implique la confiance en une autorité extérieure. Et la vie est assez rouée pour
nous infliger des démentis cinglants. Parlez donc de ça à d’anciens intellectuels staliniens ou à des penseurs estimables égarés dans l’idéologie nazie, sans oublier les maoïstes de salon. Tous
se sont trompés de bonne foi parce que leur besoin de croire les amenait à gommer tout ce qui aurait pu leur paraître suspect. Le besoin d’absolu peut être mortel pour la recherche de la vérité.
D’ailleurs la preuve manifeste qu’une conviction est une simple croyance réside dans le fait que l’intéressé a besoin de convaincre et de faire triompher sa vérité. Pourquoi ? Tout
simplement parce que malgré tout il ne peut s’empêcher de douter en profondeur et qu’en convainquant les autres il va s’entourer d’un cercle de supporters qui va à son tour le conforter
dans son opinion. Si nous sommes cinquante millions à adhérer au Parti, cinquante millions ne peuvent se tromper ! L’effet de masse est assuré.
A l’inverse la certitude, en admettant qu’elle soit profonde et totale engendre
un tout autre comportement. L’intéressé n’a plus besoin de convaincre ni de faire des adeptes. Apaisé, sûr de n’avoir plus rien à perdre il va pouvoir vivre tout simplement en observant les
égarements des autres et en voyant fonctionner en toute évidence les mécanismes auxquels ils se soumettent par peur d’entr’apercevoir par mégarde la vérité.
Car la vérité existe forcément et seuls nos rêves, nos justifications et nos
jongleries intellectuelles peuvent nous la cacher. Mais elle nous fait peur. Elle nous terrorise. Nous n’en voulons à aucun prix car nous subodorons bien qu’elle serait la fin irrémédiable de
toutes nos justifications et du rôle que nous avons l’habitude de jouer et que nous appelons pompeusement notre vie.
Comment continuer à être supporter des All Blacks si nous n’y croyons plus et
que nous ne pouvons plus nous identifier à ce symbole prestigieux permettant d’oublier les mesquines misères du quotidien ?
Bien sûr nous pouvons aussi décider de rester « raisonnables » et
dans ce cas il ne nous restera plus qu’à boire un coup, remonter nos bretelles et ouvrir la télé pour pouvoir nous apitoyer sur le triste état de notre monde contemporain. Ainsi tout pourra
continuer comme d’habitude et les braves gens pourront s’assoupir paisiblement.
Dormez en paix braves gens, la zone est sécurisée et tout est sous
contrôle.
Petit
j’étais rêveur, blotti sous la table ou replié dans un coin je passais de longues heures à m’entretenir avec moi-même. C’est un comportement enfantin assez connu mais qui chez moi prenait de
l’ampleur. Quand d’autres ne rêvent que plaies et bosses, je préférais me laisser absorber dans des réflexions concentriques qui s’approfondissaient sans bruit. Déjà mon subconscient
loin d’être cadenassé cherchait à émerger et à reprendre ses droits sur des vues plus conventionnelles et rassurantes pour la famille.
La découverte de la gravure vers quinze
ans fut une sorte de révélation. Se confier à une plaque de métal, petite et discrète, faire surgir les fantasmes les plus secrets, se fondre dans des ambiances crépusculaires en se sentant relié
à l’âme du monde peuvent ouvrir de vastes horizons intérieurs.
Mais la vie
n’est pas si simple ni univoque et le simple fait de grandir va nous amener à explorer d’autres niveaux et vivre d’autres comportements parfois inattendus.
Devenu
professeur « par hasard » (j’emploie ce mot avec guillemets pour dire que si apparemment tout se passait de cette façon, j’avais par ailleurs le sentiment viscéral d’être guidé par des
événements s’enchaînant de façon irrémédiable. En gros, si j’avais le choix entre plusieurs voies je sentais bien que c’était déterminé et que cela n’avait rien à voir avec une quelconque liberté
personnelle.
Devenu
enseignant je réalisai assez vite que je pouvais dominer la situation et veillant sur mes jeunes semblables leur apporter un complément d’information qu’on ne leur fournissait guère par ailleurs.
Donc, investi d’une autorité, je n’avais pas de scrupules à me considérer comme étant celui qui sait parmi ceux qui ignorent mais ont le loisir de découvrir leurs propres possibilités avec un peu
d’aide…
J’ai au
cours de ma carrière vu passer un nombre considérable d’élèves. Avec vingt heures de cours par semaine, chaque classe n’étant qu’une heure en ma présence. De plus j’avais au moins un collègue
enseignant aussi les arts plastiques, me privant ainsi du suivi de bien des jeunes de la 6° à la 3°. Il est vrai que j’ai aussi à mi-carrière opté pour un service à mi-temps qui réduisait les
effectifs de moitié… Je ne suis ni un fanatique ni un stakhanoviste héros du peuple.
La vie est
étrange et retorse. Ses lenteurs, ses hésitations et ses repentirs, de même que ses accélérations et ses coups de théâtre n’ont pas fini de m’étonner. Dès ma seconde année d’enseignement j’ai
commencé à croiser d’anciens élèves. Si parfois la chose était aisée et sans surprise, il y a eu parfois aussi des cas plus étranges.
Apprendre
qu’un ancien passe sa vie en mission à bord d’un sous-marin nucléaire cela étonne, mais sans plus. Apprendre qu’un autre, assez doué pour les arts et féru d’antiquité avait déménagé et habitait
non loin de mon village bourguignon pour finir ses études à Auxerre était déjà plus pittoresque. Surtout si l’on précise que quelques années plus tard il était devenu prêtre et s’était vu confier
la cure d’un charmant petit village médiéval, pas bien loin…Mais la vie est aussi tragique. Ainsi un autre élève, tout aussi doué pour les arts graphiques et passé par une école renommée a fini
par devenir notre voisin de palier. Mais sa vie n’était pas simple et une nuit il s’est suicidé, à quelques mètres, derrière deux portes. Une fois de plus j’ai assisté à une messe d’enterrement à
l’église à côté ou déjà j’avais eu l’occasion d’accompagner d’anciennes collègues devenues veuves un peu prématurément. Avouez que tout cela relativise.
Il y a eu
aussi du positif. Ainsi une ancienne élève que j’avais totalement perdue de vue a visité un jour une de mes expositions à Versailles où elle m’a acheté un tableau. Puis elle a repris
contact et petit à petit elle s’est constitué une collection privée qui comporte quelques belles pièces d’une taille plus que convenable.
J’ai eu
aussi la surprise un jour de rentrée scolaire de retrouver un ancien qui avait bien grandi et était devenu professeur de français. Aux dernières nouvelles il est toujours en poste et nous nous
croisons parfois.
Ainsi la
vie, la mienne, la vôtre, va continuer et ce jusqu’à extinction des feux. Fin d’un épisode. Entracte. Ensuite comme disent les braves gens : « Qui vivra
verra… »
"Dernières nouvelles de l'homme" - dessin aquarellé - 50 x 65 cm
Le téléviseur à écran plat
Bien calé devant ma télé, je me
laisse doucement dériver et les pensées se déploient. Sous mes yeux le poste et son bel écran plat. Des spectacles somptueux s’y déroulent et si je n’y prenais garde je me laisserais séduire par
ces enchaînements prenants d’images fantasmatiques : paysages et créatures de rêves, voitures puissantes et consommation effrénée de bien alléchants.
Mais une vigilance subsiste et je
m’interroge. Au fond quelle différence y a-t-il entre lui et moi ? Tous deux nous sommes des récepteurs. Sans les ondes qui l’informent et E.D.F. qui lui fournit de l’énergie, le poste ne
serait qu’un assemblage de matériaux divers, un corps sans âme. Pour ma part, isolé et privé de nourriture, je pourrais quand même imaginer et me remémorer. Mais au fait le poste peut être doté
d’un enregistreur qui lui permette de matérialiser des souvenirs en circuit fermé et peut-être qu’une pile électrique le rend autonome…
En revanche je semble avoir un
avantage sur lui car je suis aussi un émetteur. Par le biais du langage articulé et des mimiques expressives je peux communiquer à mes semblables ce qui me préoccupe, concepts et états d’âme.
Mais le poste émet également. Recevant des ondes électromagnétiques qui échappent à notre observation, il décode leur message pour le traduire en émissions de photons qui, bien qu’imperceptibles
pour nous vont provoquer des réactions chimiques dans la rétine, transformées en influx nerveux qui de cellule en cellule puis de synapse en neurone finiront par provoquer, quelque part dans
l’aire visuelle une « image » dont la conscience va se délecter.
Toutes ces constatations vont sans
doute vous paraître un peu abstraites et vous allez vous demander où l’auteur veut en venir. Est-il en train de philosopher benoîtement au lieu de regarder les informations très concrètes sur le
cours de la bourse ou le port de la burka, fuyant ainsi la réalité quotidienne et trahissant les vues consensuelles de ses semblables ?
Non, il s’interroge maintenant sur
les programmes et le voilà qui en vient à se dire qu’après tout le poste transmet ce qu’on lui demande. Sa télécommande à la main il peut d’un clic congédier Obama pour faire surgir les girls du
Crazy Horse ou se plonger dans les horreurs des guerres tribales avant de préparer le réveillon qui arrive.
Oui mais voilà, si nous zappons
volontiers devant la télé, en revanche nous répugnons beaucoup plus à le faire dans notre existence. Et pourtant il semblerait que cela soit possible. Du paisible retraité, à la ménagère de moins
de cinquante ans en passant par les bambins imprégnés de cartoons, tout un chacun a ses préférences et s’il n’y prend garde une forte tendance à se polariser tous les jours sur les mêmes
programmes. En fait tout se passe comme si la télécommande était égarée ou privée de piles et l’heureux bénéficiaire de chaînes thématiques sur le câble persiste à ne regarder que
T.F.1.
Dans la vie concrète cela correspond
à s’enfermer dans des routines et à ne prendre conscience du spectacle du monde que de façon conventionnelle. Or l’organisme dont nous disposons est beaucoup plus riche et complexe que nous ne
l’envisageons couramment. Il est doté de sens qui peuvent être plus ou moins éveillés et il est même possible que nous n’utilisions pas les plus subtils. De là à dire avec Rimbaud que « nous
ne sommes pas au monde… », concluant dans la foulée que « …la vraie vie est absente. » il n’y a qu’un pas, un seul. Petit mais décisif. Tellement même que par ses conséquences il
peut nous amener un jour ou l’autre au « lâcher prise » cher aux adeptes du zen. Seul geste qui puisse enfin nous permettre de fonctionner avec toutes nos possibilités latentes et
cachées. De pouvoir enfin, comme le suggérait Gurdjieff comprendre avec « toute notre masse ».
Enfin pourquoi arrêter les citations,
la plus importante étant toujours celle transmise par Socrate : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les secrets de l’univers et des dieux. »
Photomontages réalisés par des élèves de 4° au collège du Chesnay
MOI ET MON ORDINATEUR
C’était il y a bien longtemps, dans une vie
antérieure. J’étais alors professeur d’arts plastiques au collège. Pour développer leur créativité je faisais faire aux élèves des photomontages. A l’ancienne avec des ciseaux, de la colle et
quelques vieux numéros de Paris Match. Les résultats étaient souvent sympathiques bien que très limités techniquement.
Maintenant retraité je me suis mis à
l’ordinateur et la découverte de Photoshop m’a relancé dans la voie délirante des amalgames aléatoires. Je peux enfin affirmer preuves à l’appui que mon frère qui prétend cultiver son jardin se
livrait l’été dernier à des acrobaties insensées sur sa moto au sommet de la tour Eiffel.
Par ailleurs la pratique de l’ordinateur,
loin de me détourner de mes préoccupations métaphysiques m’y a au contraire encouragé, fournissant des éléments nouveaux de réflexion. Et si je suis parvenu à quelques conclusions provisoires,
c’est pour tester leur bien fondé que je voudrais ici vous les livrer.
D’abord l’ordinateur est une machine, un
ensemble de mécanismes très fins, très sophistiqués et surtout très rapides, mais totalement dépourvus d’états d’âme. Sa rapidité phénoménale et la fiabilité de ses processus en font un allié
bien sympathique. Le revers de la médaille est sa vulnérabilité. Envahi par un virus il peut perdre des données ou fonctionner à cloche-pied. Ses circuits peuvent se gêner mutuellement et
certains logiciels vont pirater joyeusement ou pervertir des fonctionnements de base. D’ailleurs même un antivirus peut se révéler névrotique, se mettant à soupçonner d’innocents composants,
pareil en cela à notre système immunitaire qui de défenseur zélé de notre identité peut devenir complice avec la subversion…Mais on le sait depuis toujours l’armée qui soutient le pouvoir légal
peut aussi le trahir. Tout cela reste technique et ne relève que des lois physiques les plus classiques. Et c’est presque rassurant.
Mais revenons à notre cerveau. A la base
c’est une sorte d’ordinateur : une mémoire pleine de données glanées ici et là, puis des logiciels pour les utiliser et les mettre en forme et enfin obtenir des résultats
utilisables.
Mais il y a une différence, et considérable.
C’est qu’il s’agit de matière vivante et non de circuits intégrés. C’est donc un ensemble qui se construit, s’adapte et se détruit sans relâche et qui, si on l’entretient par un usage constant
est sans cesse en train d’améliorer ses performances (on sait maintenant que si le cerveau perd irrémédiablement des neurones, il peut aussi continuer à en faire apparaître de nouveau jusqu’à un
âge avancé et ainsi faire la nique à Alzheimer.
La seconde différence et non la moindre est
que, si il n’a pas non plus d’états d’âme (mais non…) notre ordinateur cérébral est directement sous la coupe de l’affectivité. Par lui-même il est logique, objectif et mécanique. On peut lui
faire confiance dans la mesure où les données qu’il utilise sont véridiques (attention à la vérité des informations…). Mais c’est aussi vrai pour l’ordinateur qu’on peut induire en erreur avec
des informations non vérifiées et aussi aventureuses que celles transmises par des médias peu scrupuleux.
Non la véritable différence vient des
émotions qui, par l’intermédiaire de la chimie vont influencer les processus cérébraux en grande partie chimiques eux aussi. Or, pour le moment l’ordinateur est électrique. Donc, chez vous et moi
et même chez le gardien de l’immeuble la merveilleuse machine logique et objective est mise au service de la subjectivité la plus suspecte. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Et
c’est pourquoi les polytechniciens les plus rigoureux ne seront plus d’accord entre eux dès que leurs peurs et leurs croyances (l’athéisme militant est aussi une croyance…) vont les amener à
interpréter les résultats de leurs investigations les plus objectives.
L’ordinateur et ses annexes, Internet et mon
adorable petite clé USB, si compacte et performante et ma tablette graphique qui répond au doigt et à l’œil, et tout ce joyeux fouillis de gadgets pétillants de nouveauté ont un trait commun,
celui de modifier mon comportement et le vôtre puisque nous sommes contemporains. Pour le meilleur et pour le pire. Et c’est vrai qu’il y a danger de se laisser submerger par des informations un
peu superflues, des rumeurs qui courent et des manipulations d’autant plus perverses qu’elles sont subtiles.
Ainsi l’ordinateur m’a fourni des moyens et
ouvert des horizons. A moi maintenant de ne pas partir à la dérive, séduit par tant d’innovation. D’ailleurs je distingue en arrière plan l’attrait fondamental de toutes ces
nouveautés : Internet, GPS ou Face book qui tendent à répondre à ma revendication de base, celle de la toute-puissance dans le monde matériel et ailleurs (j’ai bien peur que nous ne soyons
tous des Hitler et des Staline en puissance, même ceux qui comme Gandhi prônent la non-violence sans voir que malgré tout ils aimeraient bien l’imposer. Mais qui n’a jamais rêvé d’être le
Sauveur du Monde ?
Voilà donc le piège qui nous fait négliger
l’humilité, vertu un peu démodée et jugée obsolète mais qui hélas, trois fois hélas est bien le seul et unique moyen de s’ouvrir à tout et même à l’infinie diversité de nos semblables et de leurs
comportements.
Il fait beau et le soleil brille. Je flâne, les pieds
dans la rosée au long d’un chemin creux. Si à cet instant on me demandait comment je vois le monde ma réponse serait spontanée : la terre est pleine de creux et de bosses mais, l’un dans
l’autre elle est plutôt plate. Le soleil qui s’est levé derrière la grange va parcourir le ciel avant de disparaître derrière le bois Monsieur. Donc il tourne autour de la terre. C’est flagrant
et indiscutable. Mais voici que venant à ma rencontre surgit un fâcheux qui va m’affirmer que c’est faux. Me voilà surpris et inquiet …au sujet de la santé mentale du personnage. Mais en
plus il se veut convainquant et m’apporter des preuves. Voilà qu’il me brandit sous le nez des photos de notre planète prises depuis un satellite. Mes certitudes commencent à vaciller et il
poursuit en m’expliquant les secrets de la mécanique céleste. Le mouvement giratoire de la terre joint à sa mobilité…Tant pis pour moi. « Et pourtant elle tourne »…
Il a fallu bien du temps pour qu’on en arrive là
sans oublier que certains ont fini leur vie sur un bûcher pour avoir eu raison trop tôt.
Et pourtant il ne s’agit que du monde extérieur. Qu’en
serait-il si nous remettions en cause les croyances les plus enracinées à l’égard de notre propre personne ? Au quotidien je me ressens comme une entité autonome libre de désobéir à papa et
maman, libre de s’opposer au pouvoir de mes supérieurs et capable au contraire d’imposer mes propres vues. C’est indéniable.
Tout cela est justifié par le fait que j’ai le choix. Je peux
faire ou ne pas faire et préférer la choucroute garnie à la pizza au fromage. L’ennui est que l’on peut me prouver par des jeux, des tours de carte ou de passe-passe que la certitude du choix
peut être une illusion grossière et que si tout se passe comme si, en réalité je suis irrémédiablement guidé au résultat attendu par le manipulateur. Je suis simplement moins habile ou moins
pervers que lui. …instant de perplexité…Et si lui aussi n’avait pas le choix et était guidé par d’innombrables chaînes de causes et d’effets qui vont déterminer son comportement actuel où son but
est de me rouler dans la farine ?
Depuis j’ai beaucoup réfléchi à la chose et je vous saurai gré
de bien vouloir m’indiquer où peut se trouver la faille. Pour ma part j’en suis là. En disant : « Ceci étant, cela en découle. » le bouddha me semble avoir fait le tour du
problème. Mais on peut contester le bouddha. Il est mort il y a 2.500 ans et on n’est pas tenus de le croire sur parole. D’ailleurs n’a-t-il pas déclaré lui-même : « Vous n’avez pas à
croire ce que je dis, mais à le vérifier ». C’était exprimé de façon plus fleurie mais je crois que le sens y est.
Il me semble donc bien que tout se passe comme si nous étions
libres et que c’est là une vérité tellement choquante qu’il nous est impossible de l’intégrer. Alors on embrouille la question, on argumente, on joue sur les mots, on invente des théories et des
contre théories. Et bien entendu c’est librement que nous nous livrons à tous ces jeux et facéties. Parce que ça occupe, ça fait passer le temps et surtout ça nous permet de nous accrocher à
l’illusion de base : Je m’oppose donc Je suis. C.Q.F.D.