660 - Sophie et l'araignée

"Duel phallique" - 302 - Dessin à la mine de plomb - 32,5 x 50 cm _ août 2023

Sophie et la petite araignée

                 C’était une petite araignée gracile et pleine d’allant. Pleine de pattes également. Discrète et mutine elle vivait sa petite vie modeste au sein de la vaste cave quand d’autres vivent la leur dans les grands bois. Là où rôde le grand méchant loup affamé de proies innocentes ; le prédateur implacable qui traque ses victimes sans relâche. Pour rien, pour le plaisir de faire peur.

                  Pour elle le destin avait été clément la laissant couler des jours paisibles dans la fraîcheur d’une pénombre complice, loin de ses consœurs plus grosses et velues, celles qui terrifient les petites filles en profilant leur ombre fantoche parmi les fanfreluches de leur chambrette. Dès que maman rejoint papa pour lui faire un gros câlin. Car lui aussi a droit au repos du guerrier après une journée de dur labeur les yeux rivés à l’ordinateur sous la férule de ses chefs implacables exigeant toujours de meilleurs rendements à leurs investissements et des marges plus exponentielles pour les profits de l’entreprise.

                 Mais quittons ce monde implacablement libéral où tous luttent pour imposer leurs revendications les plus syndicalement légitimes et faire régner  une égalité sociale des chances promotionnelles d’amélioration du niveau de vie  du prolétaire de base à qui est interdite toute progression salariale, autrement que sous la forme symbolique de primes et avantages supprimables à tout moment parce que l’implacable conjoncture est défavorable ?

                 Oublions de grâce la télé et ses informations mainstream les plus tendancieuses. Revenons au quotidien  charnel et délicieusement rassurant. Celui des verts paradis de la petite enfance. Revenons à notre petite araignée innocente et pleine de pattes. Tapie au bon endroit après avoir tissé sa toile entre  un vieux vélo rouillé  traînant dans un coin parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre…Pour tromper l’ennui ?pour refuser de disparaître sans laisser de trace digne d’attention dans la mémoire du bambin qui le chevauchait avec passion en découvrant le vaste monde ? Donc entre un vieux vélo rouillé et une brouette encore plus vétuste ayant rendu l’âme après toute une période d’abnégation au service du grand-père,  devenu jardinier sur ses vieux jours parce que retraité des postes et atteint par la limite d’âge ?

                 Donc notre petite araignée tissait, tissait inlassablement avec une grâce et une précision mathématiques une broderie de fils formant une structure d’une solidité légendaire et d’une élasticité tout aussi étonnante et tout cela non pas pour se nourrir, ici, maintenant et tout de suite mais pour se constituer des réserves de protéines pour l’hiver. Avouez que cela témoigne d’une sagesse digne de la fourmi du bon Jean de la Fontaine. Hélas depuis longtemps décédé ! Les braves gens mourant comme les autres pour reposer dans les fosses communes de l’histoire…

                 Mais ce très long préambule  labyrinthique et j’avoue, un peu facétieux m’amène enfin au personnage principal qui n’est pas la petite bête précitée, mais une plus grosse. Elle s’appelle Sophie et les doigts de fée de ses 12 ans brodent des merveilles ; petits napperons en dentelle et chaussettes raccommodées avec art  et au moyen de fils multicolors qui en font des œuvres d’art naïf qu'un certain snobisme n’hésiterait pas à exposer dans des lieux officiels ou de braves gens pourraient venir s’extasier et, pour une somme modique, accéder à la culture évolutive  de l’art,  brut mais non dénué de charme.

                 Venons-en maintenant à la justification sémantique de tout ceci : une petite araignée tisse sa toile. Sophie en réparant des chaussettes commet des œuvres créative dignes d’attention. Bien entendu les activités d’une petite bête octopédique n’ont pas les mêmes ambitions.  Loin de s’extasier, le brave homme propriétaire légitime de la cave va y descendre de temps à autre pour ranger et faire le ménage. J’ai une cave assez vaste. Je sais de quoi je cause. Même si les toiles d’araignées ne me répugnent pas et que je leur accorde des qualités décoratives, je m’emploie à les faire disparaître quand elles me gênent et envahissent tout ce que je veux conserver afin d’en faire usage.

                 Dois-je conclure ? Tirer la morale de l’histoire ? Justifier mes écrits et mes états d’âme ? Foin de tout cela ! Par ce beau matin d’octobre j’avais un moment à vivre. Unique et irremplaçable. J’en ai profité pour divaguer un peu… Mais croyez moi ce n’est pas très grave. Pas plus que tous les détails de l’histoire de fous qui agite l’humanité en  ce moment. Ni plus, ni moins, je vous assure.

                                               La Brosse Conge le 8 octobre 2023

                                               Copyright Christian Lepère

"Gaïa" - 307 - Dessin à la mine de plomb - 32,5 x 50 cm - Août 2023

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