LES GEANTS BRISES
Parmi mes gravures anciennes, « Les géants brisés » expriment une vision du monde qui n’a fait que s’approfondir et se densifier. C’était une intuition venue des profondeurs et qui me hantait depuis toujours. L’écoulement implacable du temps remettant en cause toutes ces petites certitudes auxquelles on s’accroche par peur de la dérive. Ce besoin de solide, de fixe et de définitif qui pousse à s’identifier à notre petit monde, celui de papa-maman à tout jamais. Envers et contre toute vraisemblance.
Mais depuis j’ai grandi et j’ai pris de la distance. Comme tout le monde, sans doute, j’ai finis par comprendre et surtout à admettre l’inévitable. Maintenant l’univers quotidien m’apparaît comme un processus de transformations perpétuelles. Rien n’est fixe ou stable, toute forme est en perpétuel devenir. Le monde n’est qu’un flux de complexité croissante fort dérangeant pour notre quiétude mentale qui continue d’exiger l’impossible.
Bien sûr tout cela est en accord avec la métaphysique traditionnelle qui avait su, depuis fort longtemps, discerner sous l’apparente fixité des objets et la récurrence des phénomènes naturels le changement incessant.
Vie et mort sont complémentaires. Toute naissance (composition) est aussi une mort (décomposition). Les mêmes matériaux, mais peut-on parler de matériaux quand on sait que les particules élémentaires sont totalement impalpables (simples interférences de champs) se recomposent sans fin dans des structures de kaléidoscope. Et nos yeux perçoivent des arbres, des nuages, des gens qui passent pour aller prendre le métro…
Les grands voiliers pourrissent au fond du port. Leurs gréements et leurs bois sculptés, rongés par le sel, s’enfonçent dans la vase. C’est la fin d’un règne, le monde a tourné. Mais après tout n’avait-on pas sacrifié des forêts de chênes pour les bâtir ? Et combien d’hommes usèrent leur vie à maintenir leur splendeur de machines de guerre ?
Ils ne sont plus que refuges à bigorneaux. Les crabes les hantent et bientôt ils auront rendu leur âme à la mer.
Le Chesnay – décembre 1984, revu en octobre 2014
Copyright Christian Lepère
En ces temps incertains
de Toussaint
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